Dans le «monde idéal» de la transition énergétique, le réseau de distribution devrait, en tant qu’infrastructure indispensable, être disponible à moindre coût – du moins s’agit-il là de l’impression prédominante. En outre, grâce à la nouvelle profusion de données générées par les systèmes de mesure intelligents, il devrait permettre de créer une intelligence centralisée capable de régler la production et la consommation, tout en incitant les consommateurs à réduire leurs besoins en électricité. Les producteurs et consommateurs auraient alors un accès quasiment illimité à ce réseau de haute qualité, et les éventuelles limitations pourraient être réglées au moyen de «flexibilités» qui permettraient aux utilisateurs du réseau concernés de bénéficier de compensations correspondantes.
La pratique révèle les limites techniques, mais aussi les coûts qu’implique la voie choisie. Ces derniers ne peuvent pas encore être estimés de manière concluante: selon l’état actuel des connaissances, la mise en œuvre de la Stratégie énergétique fera nettement grimper les tarifs d’utilisation du réseau, et donc la facture des consommateurs. Dans les faits, le déploiement des smart meters devrait occuper initialement, avec 1,5 à 2 milliards de CHF, la position la moins importante. L’extension des réseaux de distribution pour l’injection décentralisée, mais aussi l’augmentation de la consommation due à l’électromobilité, se chiffreront en dizaines de milliards. Les éventuelles compensations provenant des «flexibilités» correspondront au maximum aux coûts d’opportunité de l’extension. Les coûts supplémentaires de l’exploitation et de la maintenance des smart meters et du smart grid ne devraient pas être négligés non plus.
Les coûts liés à la garantie permanente de la protection des données et à leur sécurité ne sont pas encore pris en considération. Les développements actuels dans le domaine de l’IoT et de la cybersécurité donnent un aperçu des défis à venir: des organisations gouvernementales et criminelles profitent depuis longtemps des opportunités offertes par les infrastructures intelligentes en réseau; la majorité de ces dernières ont été conçues sans tenir compte de la sécurité des données, comme le montrent les récentes attaques réalisées au moyen de ransomwares contre des hôpitaux et des systèmes IoT. Pour l’instant, la protection des systèmes de mesure intelligents existants ou à venir n’a été prise en compte dans aucune étude de rentabilité. Alors que ces coûts s’adapteront en permanence aux menaces présentes sur le terrain, une chose est claire: les coûts initiaux de l’infrastructure seront élevés, ainsi que les frais courants d’exploitation, nécessaires à la garantie d’une protection sur plusieurs décennies.
Si l’on considère en outre que la demande d’électricité devrait avoir tendance à augmenter (avec l’électromobilité, les systèmes de refroidissement, la transmission de données, etc.) et que les problématiques relatives à la protection des données et à la cybersécurité dans le domaine des mesures et du smart grid n’ont pas été suffisamment résolues, se pose alors la question des solutions «intelligentes». Cet article vise à présenter quelques exemples dans le but de stimuler le débat autour de la question suivante: ne faudrait-il pas remplacer le «supplément» de contraintes prévues pour la mise en réseau par la décentralisation de la responsabilité et de l’intelligence, afin de créer plus de sécurité et d’économiser des coûts?
Quelles sont les données utiles à un gestionnaire de réseau?
Cette question en soulève une autre, à savoir: quelles sont les tâches du gestionnaire de réseau, et comment les réalise-t-il? Les besoins des clients raccordés doivent ici également être pris en considération.
Un argument en faveur du déploiement des smart meters consiste à dire qu’ils sont indispensables à la mise en œuvre d’un smart grid. Un essai sur le terrain dans le réseau de BKW a toutefois démontré qu’un petit nombre de compteurs utilisés pour mesurer les grandeurs électriques au niveau des stations de transformation (soit au «bon endroit» du réseau) étaient bien plus efficaces pour contrôler le réseau et déterminer les besoins d’extension que la collecte de données via un smart meter chez chaque client.
Actuellement, le smart grid est mis en place sur la base d’une intelligence à régulation décentralisée, sous la forme de régulateurs de branche, de transformateurs de réseau local réglables et d’une régulation Q(U), sans données provenant de smart meters. Il n’existe donc aujourd’hui aucune commande centrale via un ordinateur dans la salle de contrôle du gestionnaire de réseau, dont la portée atteint le raccordement domestique du consommateur basse tension. La question suivante se pose alors: un tel superordinateur central est-il judicieux du point de vue de la rentabilité, et doit-il être envisagé?
Les données collectées chez les consommateurs par les compteurs électriques sont nécessaires pour le décompte de l’utilisation du réseau, de l’achat d’électricité et de l’injection dans le réseau. Par ailleurs, ces données sont utilisées pour les bilans des gestionnaires de réseau et la collecte du supplément réseau destiné à promouvoir les énergies renouvelables. Si des consommateurs et des producteurs forment des regroupements dans le cadre de l’autoconsommation, les compteurs du gestionnaire de réseau de distribution ne sont plus nécessaires sur chaque site individuel de consommation. Le regroupement est traité comme un seul consommateur final individuel. La question suivante se pose ici: pourquoi des unités qui effectuent entre elles un décompte d’électricité de manière décentralisée, ou qui possèdent une infrastructure de mesure pour une commande en temps réel de leur dispositif domestique, ne pourraient-elles pas également procurer au gestionnaire de réseau les données dont il a besoin? Plutôt que de fournir au client via le smart meter des données qu’il a déjà obtenues et utilisées au préalable, généralement avec une meilleure définition, on assisterait ici à un changement de paradigme: le compteur redondant du gestionnaire de réseau de distribution serait supprimé et ce dernier recevrait les données dont il a besoin directement du client.
Pour que cette solution fonctionne, il est essentiel que le gestionnaire de réseau de distribution puisse faire confiance aux données fournies par des tiers.1) Pour la mise en œuvre de ce concept CAUN proposé par BKW, les données doivent correspondre aux critères suivants. [1]
- Compteur électrique certifié selon l’ordonnance sur les instruments de mesure;
- Dispositif de mesure Authentifié, par exemple par un gestionnaire de réseau ou un installateur certifié;
- Unicité, c’est-à-dire saisie de chaque indicateur de mesure à chaque moment avec un seul et unique ensemble de données;
- Non-manipulable, par exemple via un plombage classique ou un procédé cryptologique.
Décentralisé et orienté clients, ce concept peut être mis en œuvre dès aujourd’hui pour les mesures dans le secteur de l’électricité. Le client collecte et utilise les données avec des systèmes adaptés à ses besoins et nécessaires à l’optimisation interne de sa solution de domotique intelligente. Seules les données indispensables à la facturation sont fournies au gestionnaire de réseau de distribution. Cette maîtrise de ses données par le client sert également à sécuriser ces dernières et réduit massivement les exigences en matière de protection des données.
De l’intelligence au lieu de «cimetières de données»
Même si les réflexions ci-dessus ne sont pas encore d’actualité, les coûts (y compris ceux liés à la sécurité et à la protection des données) et les avantages d’un «supplément» de données pour la planification et l’exploitation de l’infrastructure réseau devraient être soupesés et confrontés. En ce qui concerne la planification de l’extension du réseau, il n’est pas possible d’attendre que les consommateurs raccordent leur smart meter et signalent un éventuel besoin.
Actuellement, les gestionnaires de réseau des clients domestiques et professionnels ne collectent que peu de valeurs de mesure, provenant d’un à quatre relevés par an. Seuls les clients industriels et les grands producteurs (environ 1 à 2% des points de mesure) sont équipés de compteurs à courbe de charge qui transmettent les valeurs mesurées tous les quarts d’heure au gestionnaire de réseau de distribution. En cas de déploiement de smart meters, chaque client produira la même quantité de données que celles collectées actuellement avec un compteur à courbe de charge. Ainsi, par client et par année, 35’040 valeurs de mesure quart-horaires par indicateur de mesure relevé seront collectées et transmises. Ceci multipliera par plus de 40’000 les quantités de données collectées directement chez les clients.
Pour répondre à la question de savoir si ces données sont nécessaires, BKW a évalué d’importantes campagnes de mesure à l’aide de technologies d’apprentissage automatique et du big data. Cette analyse a démontré que les modèles de base de comportement de consommation sont très similaires: les groupes de clients se différencient principalement par la quantité d’énergie consommée. Celle-ci est influencée par la taille de l’objet d’habitation ainsi que par les consommateurs utilisés. L’heure et l’intensité des pics de charge ne présentent également que de faibles variations. Ces dernières sont principalement dues à la commande du chauffe-eau par le gestionnaire de réseau ainsi qu’à différentes situations individuelles, par exemple l’activité professionnelle du client. Le gestionnaire de réseau doit donc uniquement se demander combien de clients il doit mesurer pour obtenir des modèles qualitativement stables.
Une conclusion peu surprenante si l’on considère la théorie des sondages et les statistiques. Un échantillon suffisamment représentatif permet de réaliser des prédictions suffisamment précises et fiables pour l’ensemble de la population. Il s’agit là de la base de toutes les notices d’information et de tous les pronostics de votes ou prévisions de marchés. Selon les analyses de BKW, la taille d’un échantillon suffisamment précis pour établir un profil de charge typique est, pour la plupart des objectifs, bien inférieure à 1000. Ainsi, un gestionnaire de réseau intelligent peut planifier et exploiter intelligemment ses réseaux, en utilisant simplement le traitement du signal et la statistique pour exploiter les données disponibles et de qualité contrôlée. Il ne collecte de données supplémentaires qu’au cas où il constate un manque d’informations.
Une science des données intelligente
Les défis de la transition énergétique doivent donc être relevés moins par l’installation d’un grand nombre de compteurs que par l’implantation d’une base scientifique pour les analyses big data chez les gestionnaires de réseaux: quel ensemble de données et quel modèle sont-ils pertinents, que signifie la marge de fluctuation d’un modèle? Il ne sera même pas nécessaire que tous les gestionnaires de réseaux effectuent eux-mêmes de telles analyses. Une utilisation intelligente de modèles déjà identifiés devrait suffire pour la Suisse. Pour les gestionnaires de réseaux, il est important d’obtenir des modèles pertinents et de qualité, sans avoir à porter – chacun pour soi – les risques et coûts globaux relatifs à l’infrastructure de cloud computing, à la protection des données, à la cybersécurité et au savoir-faire.
La révolution technologique a beau être basée sur les données, il devient évident que l’utilisation intelligente et «partagée» de petits volumes de données permet d’éviter les avalanches de données ainsi que de réduire les coûts et les risques.
Intelligence décentralisée pour une transition plus «smart»
Pour résumer, la réflexion des directives de la Stratégie énergétique reste essentielle pour les gestionnaires de réseau. De nombreux objectifs peuvent être atteints en simplifiant les réglementations et en accordant plus de marge de manœuvre et de responsabilités au gestionnaire de réseau ou au consommateur. Ceci permet également d’économiser des coûts.
Un smart meter n’est donc pas indispensable pour atteindre l’objectif de réduction de la consommation individuelle d’énergie. Les consommateurs qui installent un système de domotique sont probablement déjà assez sensibilisés et n’ont pas besoin d’un compteur supplémentaire. L’exploitation d’un réseau «intelligent» ne requiert pas de cimetières de données risqués chez le gestionnaire de réseau, mais des mesures ciblées et des modèles de données «intelligents». Les débats des années à venir seront marqués par la sécurité des données, la cybersécurité et la protection des données. Ces sujets nécessitent eux aussi des solutions décentralisées. Il est temps de repenser les réseaux intelligents.
Référence
[1] J. Herre, M. Freunek, K. Keller, S. Witschi, «Paradigmenwechsel im Messwesen: Dezentralisiert und kundenorientiert», Swiss Engineering STZ, nov. 2018, pp. 14–16.
Note
1) Il en irait de même si le secteur des mesures était libéralisé, à la différence près que dans ce cas, l’infrastructure du GRD serait remplacée par l’infrastructure d’un exploitant tiers de dispositifs de mesure, qui fournirait un compteur tout aussi obsolète que celui du gestionnaire de réseau de distribution.
Commentaires
BKW est ouverte à un dialogue en ligne respectueux (notre nétiquette) et accueillera volontiers vos commentaires et vos questions. Pour les questions qui ne correspondent pas au sujet ci-dessus, veuillez utiliser le formulaire de contact.